Ils seraient de 80 000 à 200 000 en France à faire pousser du cannabis pour leur usage personnel. Rencontre avec ces fumeurs de joints devenus des botanistes éclairés.
Comme environ 17 millions de ses compatriotes qui s’adonnent, les beaux jours venus, à leur passion du binage, Jean-Luc aime tirer profit de son grand terrain enclos de 700 m2. Depuis dix ans qu’il habite un vieux corps de ferme picard, ce militaire de 56 ans – « encore d’active pour quelques semaines » – cultive des légumes et des arbres fruitiers. « Tout en bio » et avec du compost maison pour nourrir le sol. Pas exempt de fierté jardinière, il offre volontiers un tour du propriétaire à ses visiteurs.
Il y a cependant un petit recoin que Jean-Luc évite soigneusement de montrer. Un espace invisible de l’extérieur. Son jardin secret. Derrière une rangée de maïs doux et de poiriers, bordés par une haie de forsythia et de cotonéaster, cinq à dix pieds de cannabis poussent chaque année en pleine terre. « Je taille pour que ça ne monte pas trop haut et je tire les branches au sol pour que ça parte en largeur, mais c’est à peu près tout. Je n’arrose même pas, ça pousse comme du chiendent. »
Sur son calendrier lunaire, Jean-Luc, qui préfère évidemment taire son patronyme, a entouré les 3, 4 et 5 juillet. Des journées propices pour semer une deuxième vague de carottes, quelques courgettes et son précieux cannabis.
Si les cieux sont favorables, il récoltera fin octobre de quoi obtenir environ 500 grammes d’herbe sèche. Pas assez pour fumer pendant un an, mais peu importe, « quand y en n’a pas, y en n’a pas. C’est comme les tomates, quand la saison est finie, on n’en mange plus. Néanmoins, j’y suis attaché : c’est le seul psychotrope que je cultive. Ça me détend et, surtout, je suis content d’en disposer pour presque rien. » Comptez une soixantaine d’euros pour dix graines quand la valeur du gramme d’herbe se négocie entre 9 et 20 euros dans les cages d’escalier. Même une éventuelle descente de ses anciens collègues ne semble pas de nature à troubler la sérénité potagère de Jean-Luc : « Dix pieds au fond du jardin, ça n’irait pas bien loin. »
L’EUROPE, UN PRODUCTEUR MAJEUR D’HERBE
Cette placidité bucolique, dont on ne sait si elle est liée à sa consommation d’herbe, contraste avec l’analyse de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui parle d’un « bouleversement global du marché à l’échelle continentale ». En clair, l’Europe, située du côté « importateur » du marché du cannabis, est en train de devenir un producteur majeur d’herbe, et la France tient son rang avec un contingent de 80 000 à 200 000 cultivateurs. « Même si la résine de cannabis en provenance du Maroc [le shit] domine encore le marché, les chiffres des saisies sont particulièrement éclairants, indique Michel Gandilhon, chargé d’étude au sein du pôle Tendances récentes et nouvelles drogues de l’OFDT. Jusqu’en 2010, on découvrait en moyenne de 50 000 à 60 000 plants par an en France. On en a saisi 158 592 en 2014, le triple. »
Une autre manière de prendre la mesure du phénomène consiste à entrer les mots-clés « cannabis » et « cultivait » dans Google Actualités : à chaque jour son lot de faits divers et de saisies, souvent fortuites, tissés sur la trame mystérieuse et implacable du destin où s’entremêlent guigne, délation et relevés inopinés de compteur EDF.
C’est d’ailleurs pour éviter d’éveiller les soupçons en forçant sur le kilowattheure que François s’est récemment équipé d’un éclairage à LED. Cadre dirigeant, ce trentenaire veille le jour sur le réseau informatique d’une très grande entreprise française et, chaque soir, sur sa production d’herbe, méticuleusement calfeutrée dans la cave de sa maison versaillaise. « Ça fait maintenant dix ans que je suis dans l’autoproduction. Je ne fume plus de cigarettes, mais j’ai encore besoin d’un joint le soir. C’est ça ou le Xanax. »
François reconnaît sans détour avoir longtemps apprécié le versant dit « récréatif » du cannabis (« A 20 ans, j’étais une loque, je fumais matin, midi et soir »). Il préfère désormais explorer la pente « médicinale ». « J’ai une femme, deux enfants, des responsabilités professionnelles importantes, j’ai besoin de cette coupure qui me relaxe. Mais je ne vais pas courir le risque d’aller acheter un produit de mauvaise qualité dans un endroit malfamé. »
Initié à la fumette dans sa prime jeunesse par un cousin plus âgé, François s’est d’abord adonné à la culture sauvage avec un groupe d’amis. Débroussaillant les sous-bois d’une forêt vendéenne pour semer de-ci, de-là. « On repassait quelques mois plus tard pour récolter ce qu’on pouvait. » C’était la vieille époque, celle où la nature naturante faisait superbement ce qu’elle voulait. Mais ce temps-là est révolu. Au moins pour ce qui concerne la production de cannabis. Depuis une bonne vingtaine d’années, la communauté mondiale des cultivateurs d’herbe est entrée dans l’ère de la rationalité technique, bénéficiant du travail des banques de graines américaines et surtout hollandaises entamé dès les années 1970.
DES TECHNIQUES DE POINTE
S’il est naturellement présent en zone tempérée sous la forme du chanvre Ruderalis, le cannabis a fait l’objet de croisements multiples entre souches asiatiques, africaines ou encore sud-américaines. Il s’agissait à la fois d’améliorer les rendements et de garantir un produit fini plus riche en principe actif (le fameux THC notamment) à des fins récréatives aussi bien que médicinales. Mieux – ou pire, c’est selon –, ces plantes hybrides, dont les variétés se dénombrent par centaines, ont été adaptées à la demande.
Puisque seuls les pieds femelles fournissent les fleurs consommables par les fumeurs, les sélectionneurs ont mis sur le marché des graines féminisées. Puisque, au naturel, la plante ne fleurit que si elle est soumise à un certain cycle d’ensoleillement, on a créé des variétés à autofloraison. Puisqu’il est difficile de dissimuler une plante de deux mètres de haut, voici des variétés courtes sur pattes. Puisqu’il faut recréer dans un placard ou une cave les conditions naturelles, faites votre choix dans un vaste catalogue légal comprenant engrais flash, lampes, cabines occultantes, filtre à charbon, gel contre les odeurs, extracteurs d’air silencieux…
Le stade ultime de cette frénésie culmine dans la technique de l’aéroponie. Il ne s’agit pas ici de chevaucher un pégase nain, mais de faire pousser les racines d’une plante dans une boîte hermétique remplie d’un brouillard d’eau et de nutriments pulvérisés par un système haute pression : c’est de cette manière que la NASA peut faire pousser des salades en orbite. Aucun gramme de terre, mais contrôle des filtres et du PH quotidien obligatoire. Les résultats sont, dit-on, spectaculaires.
“Je n’ai mis que deux personnes dans la confidence. Mon frère et un ami. Je peux compter sur eux pour venir prendre soin de mes ‘girls’. Les filles, c’est comme ça que je les appelle” François, cultivateur d’herbe
Le problème de la culture « indoor », c’est le fil à la patte. Difficile de s’absenter très longtemps quand on fait la pluie et le beau temps. « Je n’ai mis que deux personnes dans la confidence. Mon frère et un très bon ami, lui-même cultivateur, précise François. Je peux compter sur eux pour venir prendre soin de mes “girls”. Les filles, c’est comme ça que je les appelle. Après tout, ce sont des fleurs. » Ces multiples « progrès » ne sont pas pour rien dans l’épanouissement cannabique actuel. Et dans la diffusion des savoirs horticoles. « On cultive par passion, affirme François. On lit, on se documente, on fait des recherches sur Internet, et c’est sûr qu’au bout d’un certain temps, on acquiert des compétences pour soigner les plantes. Ça me sert aussi dans mon jardin extérieur où je fais pousser des framboises, des haricots… Je rêve du jour où je pourrais tout cultiver au même endroit. Naturellement. »
Sortir du placard. Tester la culture en pleine terre. « Ça n’a rien à voir, confirme Patrick, qui se l’autorise dans la campagne du Languedoc. A partir du moment où vous plantez dans une terre bien éclairée… Evidemment, il faut préparer les sols avant. Mais ensuite, c’est simple. On peut même compter sur le travail des auxiliaires type coccinelles pour être débarrassé des pucerons. Et le résultat est incomparable. Visuellement et “gustativement”. »
L’EMBARRAS DES PARENTS
Installé à Marseille depuis une dizaine d’années, Ben a, lui, opté pour une solution de compromis entre la culture du placard et les joies du grand air. « Je plante ça dans des pots que j’installe ensuite au jardin en fonction de l’ensoleillement. Ça me permet de les déplacer facilement quand on reçoit de la famille. Et de les remettre ensuite, ni vu ni connu. »
Graphiste et père de deux enfants de 12 et 8 ans, Ben n’a jamais cherché à expliquer à sa progéniture le pourquoi du comment des trois plantes à côté desquelles papa ne veut pas trop les voir jouer. « Une année, ils m’en ont plié une en deux en lui donnant des coups d’épée. » Reste qu’avec le temps, les questions finiront par fleurir. « Pour eux, c’est une plante comme une autre. J’imagine bien qu’un jour ils découvriront ce que c’est. » Que faire alors ? Leur expliquer que ce « petit plaisir interdit » permet à leur père de se « détendre après le travail » et de « stimuler sa créativité » ? « Je n’ai pas trouvé la réponse », admet-il. Peut-être que le cas de Marie pourra l’éclairer.
Comme beaucoup, cette galeriste installée dans une belle maison en lisière d’une forêt du Médoc a découvert il y a quelques années que son fils n’ignorait plus les « vertus » du cannabis en retournant ses poches de jeans devant la machine à laver. « J’avais déjà jeté une boulette aux toilettes. Et puis, un jour, je remarque un sentier inhabituel qui s’enfonçait dans la forêt. » Au bout du sentier, une petite clairière. Et dans la clairière, quatre plants de cannabis. « Je savais ce que c’était pour en avoir déjà consommé. Vu la quantité, je n’étais pas inquiète concernant le fait qu’il fasse du deal. Sinon, j’aurais tout arraché. Je préfère voir ce qu’il fait et savoir qu’il ne va pas consommer ailleurs. »
La mère et le fils, lui-même formé aux métiers de la vigne, se retrouvent finalement dans une approche biologique du jardinage. « Comme je fabrique de l’engrais de purin d’ortie pour mon potager, je lui en ai proposé. Et j’ai parfois fait l’arrosage pour lui. » Marie est également là pour couper court à toute paranoïa quand, une année, son fils découvre ses plantations ravagées. « Il a tout de suite pensé à du vandalisme, mais en fait, en regardant les traces, je lui ai montré qu’il s’agissait d’une bande de sangliers attirée par la terre meuble. »
RÈGLEMENTS DE COMPTE
Certains raids nocturnes ne sont cependant pas l’œuvre de cochons sauvages. Il y a un an, Maurice a été brutalement réveillé en pleine nuit dans sa maison du Pays basque par trois hommes encagoulés qui se sont emparés de son stock de cannabis après l’avoir roué de coups. Ils étaient bien informés : Maurice hébergeait sur son terrain les plants des six membres de son « cannabis club ». Tout en sachant qu’il risquait des poursuites, il a tout de même choisi de porter plainte : « Je ne voulais pas que ces gens-là continuent à sévir. » Résultat : ses agresseurs viennent d’être jugés et lui comparaîtra le 15 octobre pour détention de cannabis.
Or, comme le rappelle le chercheur David Weinberger de l’Institut des hautes études sur la sécurité et la justice, même si les tribunaux « essaient de contextualiser les délits, en distinguant la consommation personnelle du trafic en fonction des quantités saisies, le producteur, lui, encourt toujours une peine beaucoup plus forte. Surtout en bande organisée. Et pour ça, il suffit d’être deux. » En attendant son procès, Maurice n’a pu se résoudre à tout abandonner. « Je peux arrêter de consommer, mais pas de cultiver. C’est une si belle plante. C’est la reine des plantes. A côté, le plant de tomates n’a aucune dignité. Il s’effondre sur lui-même. »
Source: Lemonde
By Julien Guintard
Journaliste au Monde
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